Dans le cadre des cérémonies qui célébraient, à Vence, l’armistice du 8 mai 1945, l’une d’elles avait lieu, au square Maliver, devant le petit monument consacré à la mémoire des personnes de confession juive qui ont été arrêtées à Vence, pendant la dernière guerre, puis déportées au camp d’extermination d’Auschwitz.
Parmi les cinquante six noms gravés dans le marbre du petit édifice, figurent ceux des quatre membres de la famille Raejcyn, arrêtés par la police de Vichy dans un hôtel de l’avenue Henri Giraud, à Vence, en avril 1944. Je les ai bien connus, car ils ont habité pendant plus d’un an, en 1942-1943, dans une pension de famille que tenaient mes parents, avenue des Orangers, à Nice. La famille Raejcyn se composait du père, de la mère, de leur fils aîné, Isidore, et de leur fille cadette, Désirée, qu’on appelait Daisy. Ils venaient d’Anvers, où le père exerçait le métier de diamantaire depuis une vingtaine d’années, après avoir quitté la Pologne, dont il était originaire. De confession juive, les Raejcyn avaient dû fuir la Belgique lors de l’invasion allemande. Et leur fuite les avait amenés, en pleine guerre, jusqu’à Nice.
J’avais onze ans. Daisy avait quelques mois de plus. Nous sommes bientôt devenus de grands amis. Le matin, vers sept heures, nous faisions souvent une partie de ping-pong sur une table, bricolée tant bien que mal, que j’avais installée dans le petit jardin de la pension de famille. Puis je partais en classe, et nous nous retrouvions quelques fois le soir, avant le dîner. Il faut dire qu’à l’époque dont je parle, les filles et les garçons de notre âge n’avaient guère d’occasions de se rencontrer, que ce soit à l’école ou ailleurs. En ce qui me concerne, Daisy était la première fille dont je faisais la connaissance. Probablement en était-il de même pour Daisy, qui croisait un premier garçon… Notre amitié se nourrissait de notre mutuelle découverte de l’autre, dont nos yeux d’enfants faisaient un inventaire plutôt heureux.
Les Raejcyn ont dû quitter Nice – et donc notre pension de famille – à l’arrivée des Allemands, en 1943. Après leur départ, nous n’avons pas eu de leurs nouvelles. Bien des années plus tard, grâce au travail remarquable de Jacques Rozenstroch , j’ai eu connaissance des tristes évènements qui ont amené leur arrestation à Vence.
Si j’éprouve, ce soir, le besoin d’évoquer le souvenir de ma rencontre avec Daisy, c’est parce qu’il me semble utile de témoigner de cette belle et pure amitié vécue par deux enfants, Daisy et moi, au cœur même des circonstances dramatiques qui se déroulaient. Daisy n’est pas là pour en parler. Moi, je suis là, et j’en parle.
Et le souvenir de ce que j’ose appeler une grande amitié est étrangement associé à celui d’un drame horrible que je n’ai découvert que peu à peu: l’action d’êtres humains qui trouvent normal d’exterminer d’autres êtres humains au motif qu’ils ont le seul tort d’être différents.
Aujourd’hui, plus encore que naguère, il nous arrive souvent de rencontrer, dans notre vie de tous les jours, des gens « différents ». Sans sous-estimer l’importance des différences qui peuvent parfois nous agresser, nous sommes évidemment bien loin d’en déduire des projets d’extermination tels que ceux qu’ont, naguère, conçus les nazis. Pourtant, il faut bien admettre que des massacres dont les facteurs déclenchants sont hélas assez semblables apparaissent, aujourd’hui encore, ici ou là, sous nos yeux, dans bien des endroits du monde.
Alors, permettez-moi de le dire : si la célébration que nous venons de vivre, ce 8 mai 2014, exprime notre légitime désir de mémoire, elle nous invite peut-être aussi à porter un regard responsable sur les « différences » que nous rencontrons, dans notre vie de tous les jours, à Vence comme ailleurs. Le souvenir des victimes dont nous venons d’évoquer la mémoire avec tendresse et respect, nous amène peut-être à mesurer le danger que font peser sur notre société ces « différences » plus ou moins bien vécues. Même lorsqu’elles nous posent des questions quelques fois difficiles, nous devrions peut-être les considérer comme des problèmes à gérer, plutôt que comme des motifs d’anathème.
Bonsoir Daisy.
Pierre Marchou